Elisa Bonaparte en exil à Montpellier

Saviez-vous qu’au premier trimestre de l’année 1814, alors que l’édifice impérial vacillait sous les assauts répétés des puissances coalisées, la cité languedocienne de Montpellier accueillit, dans des circonstances empreintes de tragique, une illustre fugitive : Elisa Bonaparte, Grande Duchesse de Toscane et Princesse de Piombino. Cette sœur aînée de l’Empereur, dont la destinée fut marquée par une ambition aussi vaste que le dessein impérial lui-même, vint chercher refuge dans notre ville à l’heure où s’écroulaient les rêves de gloire et de puissance de la dynastie napoléonienne.

UNE ASCENSION FULGURANTE PORTÉE PAR L’AMBITION

Celle qui vit le jour sous le nom de Marie-Anne Bonaparte, avant d’adopter successivement les prénoms de Christine puis d’Elisa manifesta dès ses jeunes années une volonté indomptable de s’élever au-dessus de sa condition originelle. Son union, célébrée le 5 mars 1797, avec le capitaine Pascal Bacciochi – qui lui-même préféra se faire appeler Félix, comme si le patronyme initial ne pouvait convenir aux hautes destinées qu’il entrevoyait – constitua le premier échelon de son ascension vers les sommets du pouvoir et de la gloire.

Toutefois, ce fut véritablement l’irrésistible progression de son frère Napoléon sur la scène européenne qui lui offrit l’opportunité de déployer pleinement ses talents et son ambition. Durant la période du Directoire, cette femme à l’intelligence acérée s’imposa comme une figure incontournable des cercles influents de la capitale. Son esprit politique et sa détermination inflexible lui permirent d’exercer une influence considérable auprès de son frère Lucien, alors investi des fonctions de ministre de l’Intérieur.

Ainsi que le rapportent les chroniques de l’époque, Elisa excellait dans l’art subtil des intrigues de cour, soutenant avec habileté certains courtisans contre d’autres, tel Miot qu’elle appuya contre le montpelliérain Chaptal, dans une perpétuelle partie d’échecs où se jouaient l’influence et le pouvoir. Néanmoins, ses manœuvres se heurtèrent parfois à plus puissant qu’elle, comme lorsque Chaptal, bénéficiant du soutien de l’éminent jurisconsulte Cambacérès, parvint à conserver ses prérogatives ministérielles.

L’avènement de l’Empire marqua l’apogée de son ascension fulgurante. Napoléon, soucieux d’asseoir sa légitimité dynastique en créant une nouvelle noblesse impériale, gratifia sa sœur aînée des titres prestigieux de Princesse de Piombino et de Grande Duchesse de Toscane. Installée dans le somptueux palais Pitti à Florence, ancienne demeure des Médicis, Elisa gouverna ses territoires avec une autorité et une compétence qui forcèrent l’admiration de ses contemporains, y compris celle de ses détracteurs.

Sa cour florentine, brillante et raffinée, devint l’un des foyers culturels les plus rayonnants de l’Italie napoléonienne. Protectrice des arts et des lettres, à l’instar des grands mécènes de la Renaissance italienne dont elle occupait désormais le palais, Elisa y attira artistes et intellectuels de renom, perpétuant ainsi la tradition du mécénat princier qui avait fait la gloire de la Toscane.

LA CHUTE : UN DESTIN BRISÉ PAR LA DÉFAITE

Cependant, tel un édifice majestueux mais bâti sur des fondations fragiles, la grandeur d’Elisa Bonaparte ne pouvait survivre à l’effondrement du système impérial qui l’avait engendrée. En ce funeste début d’année 1814, alors que les armées coalisées déferlaient inexorablement vers Paris et que les défections se multipliaient parmi les anciens alliés de l’Empereur, la Grande Duchesse de Toscane dut abandonner précipitamment son palais florentin le 31 janvier, portant en son sein l’enfant qui allait naître dans les affres de l’exil.

Cette fuite éperdue la conduisit d’abord aux environs de Padoue, où, frappée de malaise dans sa voiture et ayant perdu connaissance, elle fut transportée au château de Passeriano. Le destin, dans sa cruelle ironie, voulut qu’elle reprît ses sens et donnât la vie dans la chambre même qu’avait occupée Napoléon lors des négociations du traité de Campo-Formio – comme si ce lieu, témoin des premiers triomphes diplomatiques de son frère, devait également être le théâtre de l’un des épisodes les plus douloureux de son existence.

C’est dans ce contexte d’effondrement général et de désespérance que la princesse déchue, après avoir informé l’Empereur de la défection de Murat et de son propre départ forcé de Toscane, prit la direction de Montpellier. Elle y parvint le 23 mars 1814 à treize heures, accompagnée de son époux et de sa fille Napoléone-Elisa, future comtesse Camerata, jeune personne d’une beauté saisissante qui évoquait, par ses traits, la physionomie si caractéristique de l’Empereur.

MONTPELLIER : UN REFUGE PRÉCAIRE DANS LA TOURMENTE

À son arrivée dans la cité languedocienne, alors que les derniers jours de l’Empire s’écoulaient inexorablement comme le sable d’un sablier, Elisa Bonaparte séjourna d’abord brièvement dans une auberge avant de s’installer au château de la Piscine, situé à trois kilomètres de la ville. Cette demeure, qu’elle loua pour la somme considérable de trente francs par jour, lui offrait un relatif isolement dans ces heures périlleuses où le nom de Bonaparte devenait synonyme d’opprobre et de danger.

Ce refuge temporaire lui avait été procuré grâce à l’entremise de J. Bimar, personnage influent de la société montpelliéraine qui avait autrefois rendu d’éminents services au père des Bonaparte. Ce geste de fidélité et de reconnaissance, en ces temps où les amitiés les plus solides se dissolvaient dans l’acide de la défaite, témoigne des liens profonds qui unissaient certains notables languedociens à la famille corse.

Le contexte local, à l’instar de la situation nationale, s’avérait particulièrement tendu et volatile. Montpellier, comme nombre de cités françaises en ce printemps de 1814, vivait dans un état d’incertitude et d’anxiété palpables. Les rumeurs concernant l’occupation de Paris par les forces alliées commencèrent à circuler dès le 6 avril, mercredi de la Semaine Sainte, créant une atmosphère d’attente fébrile et d’appréhension.

Ces nouvelles furent officiellement confirmées le lendemain par un bulletin du duc de Bassano, ministre secrétaire d’État, relayé par le préfet du département. L’onde de choc qui parcourut alors la ville fut amplifiée, le vendredi saint, par la propagation de la fausse nouvelle de la mort de Napoléon, prétendument emporté par un boulet de canon sur le champ de bataille – ultime manifestation de cette guerre des rumeurs qui accompagnait l’agonie du régime impérial.

Dans cette atmosphère de plus en plus hostile à la famille Bonaparte et à ses partisans, la position d’Elisa devenait chaque jour plus précaire et périlleuse. L’annonce de la déchéance de l’Empereur, prononcée par le Sénat, parvint à Montpellier le 18 avril, suivie dès le lendemain par l’information du rappel de Louis XVIII sur le trône de ses ancêtres. Une vague de royalisme déferla alors sur la cité languedocienne, ébranlant davantage la fragile sécurité de l’illustre réfugiée. Le drapeau blanc remplaça rapidement les emblèmes impériaux, tandis que les acclamations en faveur des Bourbons retentissaient dans les rues de Montpellier.

LA FUITE VERS UN NOUVEL EXIL

Face à cette situation de plus en plus menaçante, Elisa Bonaparte, consciente des périls qui pesaient désormais sur sa personne et sa famille, prit la douloureuse décision de quitter son refuge montpelliérain. Le 26 avril 1814, accompagnée de ses proches, elle s’embarqua à Sète sur un navire à destination de Naples, où régnait encore son beau-frère Joachim Murat – bien que ce dernier eût trahi la cause impériale en s’alliant aux puissances coalisées.

Ce départ précipité marqua le début d’un long exil qui la conduirait successivement à Naples, puis à Bologne sous la protection autrichienne, avant son installation définitive à Trieste. Dans cette ville portuaire de l’Adriatique, alors sous domination des Habsbourg, l’ancienne Grande Duchesse de Toscane acheva sa vie, loin des fastes et des honneurs qui avaient illuminé ses années de gloire.

Si son séjour montpelliérain ne fut qu’une brève étape dans l’odyssée de son exil, il n’en demeure pas moins emblématique du destin tragique de cette femme d’exception. Dans notre cité languedocienne, Elisa Bonaparte connut l’amertume de la défaite et l’angoisse de la proscription, vivant dans sa chair la chute vertigineuse de cette famille corse qui, l’espace d’une décennie, avait régné sur l’Europe.

EPILOGUE : L’HÉRITAGE D’UNE PRINCESSE DÉCHUE

Le destin d’Elisa Bonaparte après son départ de Montpellier fut marqué par l’adversité et les épreuves. Refusant de s’abandonner au désespoir, cette femme à la volonté indomptable sut néanmoins préserver une certaine dignité dans l’adversité, maintenant autour d’elle, malgré des moyens considérablement réduits, une petite cour où se perpétuait le souvenir des grandeurs impériales.

Sa fille Napoléone-Elisa, qui l’avait accompagnée dans son exil montpelliérain, contracta en 1825 une alliance avec le comte Camerata. Cette union, qui semblait prometteuse, se solda pourtant par une séparation en 1832, peut-être en raison du caractère exalté de la jeune femme, héritière des passions et de l’impétuosité bonapartistes. Sous le Second Empire, elle porta le titre de princesse Bacciochi, perpétuant ainsi le nom de son père tout en bénéficiant de la restauration éphémère des honneurs napoléoniens.

Elisa Bonaparte-Bacciochi s’éteignit à Trieste le 7 août 1820, à l’âge de quarante-trois ans, sans avoir revu son illustre frère, alors exilé sur l’île lointaine de Sainte-Hélène. Sa dépouille repose aujourd’hui dans la chapelle impériale d’Ajaccio, ultime retour sur cette terre corse qui vit naître l’extraordinaire épopée des Bonaparte.

Son passage à Montpellier, dans ces heures crépusculaires du Premier Empire, nous rappelle que notre cité fut, l’espace d’un instant, le théâtre d’un drame historique où se jouèrent les derniers actes d’une des plus fascinantes aventures politiques de l’histoire européenne.

Après des études en science politique et en géographie et histoire de l'urbanisme, Fabrice Bertrand, né à Montpellier, anime depuis 2016 le groupe Facebook "Montpellier Histoire et Patrimoine" qui compte près de 30.000 membres. Il est aujourd'hui en charge de plusieurs projets, qui visent à mettre en valeur le patrimoine scientifique et intellectuel montpelliérain.

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